La première dimension de l'expérience, c'est le rapport sensible aux choses : les voir, les toucher, les goûter, les sentir, les écouter. Cette expérience sensible, vécue, de la nature est en même temps primordiale et sujette à une critique théorique. La nature se réduit-elle en effet à ce qu'on en perçoit ? Ne renvoie-t-elle pas à l'idée d'une totalité qui en tant que telle est inaccessible aux sens et ne peut qu'être pensée, conçue, mais non pas perçue ? Canguilhem, dans « Le Vivant et son milieu », rappelle ainsi que « la fonction essentielle de la science est de dévaloriser les qualités des objets composant le milieu propre, en se proposant comme théorie générale d'un milieu réel, c'est-à-dire inhumain. Les données sensibles sont disqualifiées, quantifiées, identifiées. L'imperceptible est soupçonné, puis décelé et avéré ».

Cette disqualification théorique du sensible est classique en philosophie (Platon, Descartes, etc.). Mais on ne vit pas dans le monde intelligible. Notre expérience ordinaire du monde et de la nature passe par les sens et notre connaissance elle-même, sans apport perceptif, resterait spéculative. Aussi des mouvements philosophiques comme la phénoménologie se proposent-ils d'explorer la richesse de notre rapport sensible au réel, et non de le critiquer et de le dépasser. Le propre de la littérature n'est-il pas également d'accorder toute son importance au contact premier, concret, avec les réalités naturelles contre la tendance scientifique et philosophique à l'abstraction ?

Mais ne soyons pas injustes avec la philosophie. Le propos de Canguilhem notamment ne saurait se résumer à une critique de la sensibilité. En effet, son analyse des rapports entre le vivant et le milieu se fonde en grande partie sur la sélectivité perceptive propre à chaque animal. Le vivant instaure par son activité sensitive un rapport spécifique avec son environnement pour en faire un milieu de comportement propre. La façon qu'a un être vivant de percevoir son environnement est également une manière de le valoriser, aussi l'enjeu d'une telle réflexion n'est-il pas purement théorique. Le philosophe et naturaliste Baptiste Morizot parle « d'une crise de la sensibilité » dans notre rapport à la nature, tant le rapport direct à la nature s'est appauvri ; en décrivant tel ou tel aspect de notre expérience sensible de la nature, ne déterminons-nous pas également ce qui mérite notre attention intellectuelle, morale et pratique ?

EN RÉSUMÉ