Toute expérience est expérience de quelque chose (génitif objectif), mais aussi expérience de (ou par) quelqu'un (génitif subjectif), celui qui mène ou subit l'expérience. L'attention, notamment en sciences, est souvent focalisée sur l'objet de l'expérience, sur ce qui est expérimenté. Mais il ne faut pas négliger pour autant les effets transformateurs de l'expérience sur celui qui la vit, sur ses croyances, ses représentations et plus profondément son identité.
L'évolution de la narratrice du Mur invisible est sur ce point exemplaire. La disparition de toute vie sociale (mis à part le compagnonnage avec les animaux) la confronte directement à sa vie propre : « Déjà aujourd'hui, je ne suis plus la personne que j'ai été. Comment savoir dans quelle direction je vais ? Peut-être me suis-je déjà tellement éloignée de moi-même que je ne le remarque même pas. Quand il m'arrive de penser à la femme que j'étais avant que le mur fasse irruption dans ma vie, j'ai peine à me reconnaître en elle. Mais la femme qui a noté sur le calendrier, au dix mai, « inventaire », m'est, elle aussi, devenue étrangère. J'observe que je n'ai pas écrit mon nom. Je l'avais donc presque oublié et je n'y changerai rien. Puisqu'il n'y a plus personne pour prononcer mon nom, il n'existe plus » (p. 51-52).
La catastrophe enferme la narratrice dans l'espace délimité par le mur, mais libère son humanité des aliénations sociales. Tout au long du récit, les transformations de son identité vont ainsi être notées : « Parfois j'étais une enfant qui cherchait des fraises, puis un jeune homme qui sciait du bois, enfin, assise sur le banc, Perle sur mes genoux en train de contempler le soleil, je devenais quelqu'un de très âgé, sans sexe défini. […] Ce n'est pas que je sois laide, plutôt ingrate, je ressemble davantage à un arbre qu'à un être humain, une souche brune et coriace qui a besoin de toute sa force pour survivre » (p. 96).
Il est intéressant de remarquer que le même thème de l'enfermement et de la libération se trouve dans Vingt Mille Lieues sous les mers. Le Nautilus est un lieu de séquestration pour Aronnax, Conseil et surtout Ned Land, mais également l'occasion d'un accomplissement, notamment pour Aronnax : « J'avais maintenant le droit d'écrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tôt que plus tard, il pût voir le jour » (II, XVIII). Enfin, chez Canguilhem lui-même, l'expérience de la vie ne contraint-elle pas le scientifique à accomplir une véritable conversion théorique, nécessaire pour « saisir un devenir dont le sens ne se révèle jamais si nettement à notre entendement que lorsqu'il le déconcerte » ?