Le sujet :
« Il y a des hommes dont la tâche consiste à examiner la construction des plantes, des animaux et des sols qui sont les instruments du grand orchestre. On appelle ces hommes des professeurs. […] Un professeur peut pincer les cordes de son instrument, mais jamais celle d'un autre, et s'il en attend de la musique, il doit ne jamais l'admettre devant ses pairs ou ses étudiants. Car tous sont retenus par un tabou insurmontable qui veut que la facture d'instruments soit du domaine de la science, tandis que la découverte de l'harmonie est du domaine des poètes. »
Dans quelle mesure votre lecture des œuvres du programme vous permet-elle de souscrire à ce propos d'Aldo Léopold dans son Almanach d'un comté des sables (1949) ?
L'analyse du sujet :
C'est une phase essentielle pour la pertinence des futurs développements. Il faut bien identifier le problème à traiter et ne pas hésiter à renoncer à des analyses sans rapport à ce sujet.
Cette citation a pour objet l'activité scientifique des « professeurs » qui étudient la nature, « ces hommes » dont la tâche consiste à examiner la construction des plantes, des animaux et des sols ». Le propos de la dissertation à venir devra donc être centré sur l'étude de la nature par les « professeurs ». Des trois œuvres au programme, Le Mur invisible sera d'évidence la plus difficile à employer, mais on s'efforcera de s'y référer le plus possible.
L'idée centrale à traiter est exprimée sous la forme d'une métaphore musicale. Il est essentiel de comprendre son fonctionnement et ses enjeux. La nature est décrite comme un « grand orchestre » dont les différentes parties (plantes, animaux, sols) sont les instruments. Cette assimilation métaphorique de la nature à un grand orchestre repose sur les idées de totalité harmonieuse où l'activité des différentes parties se compose entre elles pour former un ensemble cohérent et beau.
Le scientifique est décrit comme un homme qui manipule les instruments (« pince les cordes de son instrument »), qui étudie la façon dont ils sont faits (« la facture »), mais qui s'interdit (par un « tabou insurmontable ») de parler de la beauté, de l'harmonie de la totalité qu'il étudie, domaine réservé du poète.
Le ton ironique du propos d'Aldo Léopold suggère qu'il regrette cette auto-limitation de l'approche scientifique de la nature. Il y aurait là quelque chose d'appauvrissant. La science serait focalisée sur la facture du détail et perdrait de vue la beauté de l'ensemble.
Il faut dès lors se demander dans quelle mesure l'opposition de l'activité scientifique et de la vision poétique de la nature est correcte (I et II) ce qui nous amènera à interroger avec plus de précision la nature du tabou dont parle Léopold (III). On pourra filer la métaphore musicale, travailler la figure du professeur et la notion d'instrument.
Proposition de plan :
I) À première vue, il est vrai que les hommes qui étudient la nature tendent à se focaliser sur le fonctionnement des parties de la nature et perdent de vue l'harmonie de l'ensemble.
a) En effet, la science tend à spécifier ses objets et à se spécialiser dans des études particulières.
Canguilhem pose dès l'introduction de La Connaissance de la vie que la connaissance est analytique et il oppose « les divisions » qu'opère la connaissance à la « vision » de la nature : « La vie est formation de formes, la connaissance est analyse des matières informées. Il est normal qu'une analyse ne puisse jamais rendre compte d'une formation et qu'on perde l'originalité des formes quand on n'y voit que des résultats dont on cherche à déterminer les composantes. Les formes vivantes étant des totalités dont le sens réside dans leur tendance à se réaliser comme telles au cours de leur confrontation avec leur milieu, elles peuvent être saisies dans une vision, jamais dans une division » (« La pensée et le vivant », p. 11).
De la même façon, la spécialisation de Conseil dans la classification fait l'objet d'une douce ironie dans Vingt Mille Lieues sous les mers : « J'avais en lui un spécialiste, très ferré sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilité d'acrobate toute l'échelle des embranchements des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces et des variétés » (I, III). Aronnax le décrira comme « emporté dans les abîmes de la classification » (II, X).
À l'inverse, la narratrice du Mur invisible est peu savante, mais elle développe progressivement un savoir approprié de la nature par l'expérience de la nature, et non pas par une étude théorique ou scientifique. Nous avons là une autre figure de « professeur » : « Mon unique professeur est aussi peu savant et aussi peu cultivé que moi, car je suis mon propre professeur » (p. 98).
b) Ce manque de poésie peut également s'expliquer par le fait que le scientifique rationalise son objet, le « désenchante » et ne verse pas dans une vision mystique de la nature comme grande harmonie.
On peut penser à la vision de la nature promue par les biologistes évolutionnistes : « Selon Lamarck, la situation du vivant dans le milieu est une situation que l'on peut dire désolante, et désolée. La vie et le milieu qui l'ignore sont deux séries d'événements asynchrones. » La science moderne critique ainsi les idées d'une nature personnifiée et providentielle ou d'une nature parfaite créées par Dieu. Or on retrouve ces visions aussi bien chez Marlen Haushofer, où la nature tend à être personnifiée (« La forêt ne veut pas que les hommes reviennent ») que chez Jules Verne (« J'appris à Ned Land et à Conseil que la prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un rôle important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paître les prairies sous-marines et détruire ainsi les agglomérations d'herbes qui obstruent l'embouchure des fleuves tropicaux » [II, XVII]).
c) Une telle approche théorique de la nature n'est-elle pas réductrice et dangereuse ?
Pensons d'abord à la façon dont Nemo juge le travail d'Aronnax : « Vous ne savez pas tout, vous n'avez pas tout vu » (I, X). On notera la répétition du mot « tout » qui insiste sur l'importance de percevoir la nature dans sa totalité pour la bien comprendre.
Pensons ensuite aux différentes théories critiquées dans La Connaissance de la vie, au premier rang desquelles figurent les théories mécanistes du vivant (Canguilhem, « Machine et organisme »), trop centrées sur le fonctionnement et « la facture » des organismes, pas assez sur « l'originalité de la vie ». Le simple fait de considérer les organismes vivants (si souples, si vivants) comme des machines ou des instruments n'est-il pas la preuve manifeste d'un sens de la nature et de la vie atrophié ?
Pensons enfin aux barrières artificielles que les hommes et les scientifiques placent entre l'humanité et l'animalité : « Les barrières entre les hommes et les animaux tombent très facilement. Nous appartenons à la même grande famille et quand nous sommes solitaires et malheureux, nous acceptons plus volontiers l'amitié de ces cousins éloignés. Ils souffrent comme nous si on leur fait mal et ils ont comme nous besoin de nourriture, de chaleur et d'un peu de tendresse » (Le Mur invisible, p. 274).
Cette insensibilité à l'harmonie et à la beauté de la nature a également des enjeux pratiques.
La cécité (ou surdité, pour filer la métaphore musicale) volontaire des hommes de science n'est-elle pas à l'origine des menaces nucléaire, écologique et sociale qui hantent nos œuvres ? Pensons à l'allusion à la menace nucléaire dans Le Mur invisible, aux prémonitions écologiques de Jules Verne et à la critique de la pseudo-rationalisation du travail par Canguilhem dans « Machine et organisme », sans parler des cas « de manifestes ignominies » où des êtres humains ont servi de matériau pour des expérimentations cruelles.
Il semble donc bien qu'une approche très, trop spécialisée de la nature, dépourvue de sens esthétique, du sens de l'originalité de la vie, conduise à des malentendus avec la nature, la vie et l'homme. À l'inverse, la narratrice du Mur invisible n'a-t-elle pas appris à écouter la nature comme il se doit ? « La forêt n'est jamais entièrement silencieuse. On la croit silencieuse, alors qu'elle recèle des bruits innombrables. Un pivert frappe ses coups au loin, un oiseau crie, une branche frappe contre un tronc et quelque petit animal fait craquer le rameau sous lequel il passe. Tout vit et travaille » (p. 104).
Toutefois, une telle analyse de la science n'est-elle pas réductrice ? La science est-elle toujours aussi sourde à la beauté de la nature que ne le suggère le propos de Léopold ? Léopold lui-même n'admet-il pas implicitement que le rapport de la science à la poésie de la nature peut être plus étroit en disant « s'il en attend de la musique, il doit ne jamais l'admettre devant ses pairs ou ses étudiants » ?
II) N'arrive-t-il pas que la science développe une vision plus globale et plus esthétique de la nature ?
a) Pour comprendre le fonctionnement des parties de la nature, des « instruments » de la nature, les scientifiques doivent peu à peu élargir leur champ d'étude.
Il n'y a pas que la narratrice du Mur invisible qui parle de la forêt comme d'une entité collective, presque une personne. Cette approche éco-systémique des milieux s'est fortement développée dans les sciences.
C'est tout le propos de Canguilhem dans « Le vivant et son milieu » et également dans Le Normal et le Pathologique. On ne saurait abstraire un être vivant de son milieu sans appauvrir son étude. « Les rapports entre le vivant et milieu tels qu'on les étudie expérimentalement, objectivement, sont de tous les rapports possibles ceux qui ont le moins de sens biologique, ce sont des rapports pathologiques. » Certes, une certaine biologie de laboratoire est ici critiquée, mais une autre forme de science, plus compréhensive, se laisse entrevoir.
De la même façon, le professeur Aronnax pourra écrire, fort de son expérience, « le vrai livre de la mer » (II, XVIII). Et Aronnax se moque du savoir livresque de son ami Conseil. Le vrai professeur est celui qui connaît la chose qu'il étudie, et pas simplement des noms et des systèmes.
b) Plus profondément, l'étude la nature peut solliciter le sens esthétique.
Aronnax, figure exemplaire du professeur, n'a pas qu'un rapport théorique à la nature : « Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi je m'extasiais » (I, XIII). L'esprit du véritable homme de science est nourri par l'étonnement, l'admiration. Et Canguilhem insiste dès l'introduction de son propos sur l'importance d'un certain sentiment de la vie pour la science : « […] un rationalisme raisonnable doit savoir reconnaître ses limites et intégrer ses conditions d'exercice. L'intelligence de la vie ne peut s'appliquer à la vie qu'en reconnaissant l'originalité de la vie. »
Les hommes de sciences semblent donc aussi sensibles à la poésie de la nature que la narratrice du Mur invisible. Et eux ne céderont pas au finalisme final qui est spontané chez l'homme et que la narratrice du Mur invisible partage – « Elles [les fleurs] étaient toutes ravissantes et créées pour mon plaisir » – (p. 297). En un sens, ils entendent donc même mieux la poésie de la nature.
c) Ainsi, la science n'implique pas nécessaire un rapport réducteur à son objet et une forme d'aveuglement sur son objet.
Là où les hommes du commun peuvent mépriser telle ou telle partie du réel, le scientifique lui sait en percevoir la beauté et l'intérêt. On pense aux analyses de Canguilhem sur les monstres, prototypes, « aventures de la vie » plutôt que « ratés » ou à la passion avec laquelle Aronnax étudie les espèces marines : « Que d'heures charmantes je passai ainsi à la vitre du salon ! Que d'échantillons nouveaux de la faune et de la flore j'admirais sous l'éclat de notre fanal électrique » (II, IV).
III) In fine, que penser de ce tabou dont parle Léopold ? Pourquoi un professeur ne devrait-il « jamais admettre devant ses pairs ou ses étudiants » son goût poétique de la nature ?
a) Le tabou dont parle Léopold concerne la méthode scientifique, mais pas nécessairement l'esprit des hommes des sciences.
En effet, dans l'administration de la preuve, le scientifique ne doit pas faire de la poésie. Canguilhem rappelle ainsi, en conclusion du « Vivant et son milieu » que « la fonction essentielle de la science est de dévaloriser les qualités des objets composant le milieu propre, en se proposant comme théorie générale d'un milieu réel, c'est-à-dire inhumain. » Ici, la science objective son objet, le dépoétise. On retrouve le même esprit dans le chapitre intitulé « Quelques chiffres » dans Vingt Mille Lieues sous les mers.
Mais par ailleurs, l'homme de science, Aronnax, Canguilhem, est sensible à la beauté et à la singularité de son objet. Ce dont témoigne par exemple l'interrogation qui ouvre La Connaissance de la vie sur « le sens du connaître » : « Décomposer, réduire, expliquer, identifier, mettre en équations, ce doit bien être un bénéfice du côté de l'intelligence puisque, manifestement, c'est une perte pour la jouissance. On jouit, non des lois de la nature, mais de la nature, non des nombres, mais des qualités, non des relations, mais des êtres. »
b) Toutefois, Léopold a raison de pointer le risque d'une forme de censure, d'hypocrisie, de posture de la part du professeur qui « doit ne jamais l'admettre devant ses pairs ou ses étudiants ».
Ce risque est que le scientifique se fige dans la posture méthodologique du scientifique et oublie qu'il est aussi et d'abord un être vivant. C'est pourquoi on retrouve dans La Connaissance de la vie plusieurs rappels de la science à la modestie et à la vie. On pense avant tout à la critique qu'effectue Canguilhem de la représentation de « l'univers de l'homme savant » à la fin du « Vivant et le milieu ». La disqualification des qualités sensibles ne peut être que méthodologique et il est dangereux que la représentation scientifique du monde supplante l'expérience vécue (« la science est l'œuvre d'une humanité enracinée dans la vie avant d'être éclairée par la connaissance »). On peut également penser à la dernière proposition de l'introduction : « Nous soupçonnons que pour faire des mathématiques, il nous suffirait d'être des anges, mais pour faire de la biologie, même avec l'aide de l'intelligence, nous avons parfois besoin de nous sentir bêtes. »
C'est ainsi également que le bon sens de Ned Land peut en remonter à Nemo : « Il est puissant, votre capitaine ; mais, mille diables ! Il n'est pas plus puissant que la nature, et là où elle a mis des bornes, il faut qu'il s'arrête bon gré mal gré. »
À l'inverse, la narratrice du Mur invisible est d'évidence indemne de cette hybris scientifique : « que pouvais-je y faire ? Je ne suis pas le Dieu des lézards ni celui des chats. Je suis en dehors de tout cela et il vaut mieux que je ne m'en mêle pas. Parfois je ne peux pas m'empêcher de jouer le rôle de la providence ; je sauve une bête d'une mort certaine puis j'en tue une autre parce que j'ai besoin de viande. Mais la forêt vient facilement à bout de mon gâchis. Un nouveau chevreuil grandit et un autre animal court à sa perte. Je ne suis pas un trouble-fête bien sérieux » (p. 214).
Deux mots de conclusion
La science, dit Canguilhem dans « Le vivant et son milieu », est « une sorte d'entreprise assez aventureuse de la vie ». Elle peut en effet aussi bien éclairer la vie, lui faire gagner en puissance que la disqualifier, la dépoétiser, la réduire. Léopold a donc raison de pointer le risque d'une science réductrice, mais sans doute tort de suggérer que l'union du scientifique et du poète est totalement taboue.