Nos œuvres s'efforcent de mettre en mot les expériences de la nature. Il ne faut pas négliger le défi qu'une telle entreprise représente. En effet, la nature désigne d'abord un concept général, abstrait, relativement indéterminé. Le passage par l'expérience est une tentative pour revenir au concret, au singulier. Mais dans quelle mesure les mots permettent-ils ce retour à la chose même ? Dans un passage célèbre de son livre consacré au Rire, Bergson soutient que « les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous ». Toute la difficulté, pour nos œuvres, n'est-elle pas de dépasser cette généralité du langage pour atteindre la singularité d'une expérience ?

Si l'on y regarde de près, on trouvera plusieurs passages dans nos œuvres en prise avec ce problème. Dans Le Mur invisible, le recours à l'écriture apparaît comme une nécessité pour éviter une dislocation psychique et humaine. Il s'agit pour la narratrice de préserver une identité qui s'étiole. Les limites de cette démarche sont indiquées dès l'incipit : « Au cours de l'hiver dernier quelques jours m'ont échappé. Je ne pourrais pas dire non plus quel jour de la semaine c'est. Mais je pense que cela n'a pas beaucoup d'importance. Je n'ai à ma disposition que quelques rares indications, car il ne m'était jamais venu à l'esprit d'écrire ce récit et il est à craindre que dans mon souvenir bien des choses ne se présentent autrement que je les ai vécues. Ce défaut est sans doute inséparable de tout récit. Je n'écris pas pour le seul plaisir d'écrire. M'obliger à écrire me semble le seul moyen de ne pas perdre la raison. [...] J'ai entrepris cette tâche pour m'empêcher de fixer yeux grands ouverts le crépuscule et d'avoir peur. Car j'ai peur » (p. 9-10). Se posent donc la question de la santé mentale de la narratrice qui vit une expérience limite et celle de la fidélité de ce rapport d'expérience qu'est le récit.

À l'inverse, Vingt Mille Lieues sous les mers se présente comme un compte-rendu au jour le jour d'une exploration. Les indications de temps et de lieux sont nombreuses. La rédaction prend souvent un tour scientifique. Mais comme l'écrivait Jules Verne à Hetzel en juillet 1868 : « La difficulté est de rendre vraisemblables des choses très invraisemblables ». Les merveilles de la mer, la diversité des espèces défient l'imagination et le langage. Ainsi, les nombreuses nomenclatures qui se trouvent dans l'ouvrage nous permettent-elles d'accéder à la richesse des fonds marins ou dressent-elles un écran langagier entre la réalité et lecteur ? Le même problème se retrouve chez Canguilhem dès l'introduction de La Connaissance de la vie : les divisions qu'opèrent les sciences analytiques rendent-elles justice à la vision de la nature et de la vie ?

Méditations sur la nature, sur l'expérience, nos œuvres réfléchissent aussi au pouvoir du langage et de l'imagination.

EN RÉSUMÉ