Dans l'intitulé du programme, expériences est au pluriel. C'est qu'il y a « expériences » et « expériences » et que toutes ne se valent pas. Nous pouvons d'abord distinguer, bien sûr, les bonnes et les mauvaises expériences, les expériences heureuses et les expériences malheureuses. Ce critère qualitatif révèle l'ambivalence foncière de la nature pour l'homme, tantôt « mère nourricière », pourvoyeuse des biens nécessaires à la vie, tantôt puissance menaçante, indifférente aux rêves et désirs des humains. Nous pouvons également retenir un critère temporel. Il y a des expériences uniques et d'autres qui se répètent, qui se renouvellent. Dans le premier cas, l'expérience a la force d'un événement, d'une rencontre ; dans le second cas, l'expérience a la force de sa durée, de l'habitude. Ou encore un critère de radicalité, qui recouvre partiellement le précédent : il est des expériences ordinaires et d'autres plus exceptionnelles, dotées d'une valeur poétique, mystique, philosophique singulière.
Mais la notion d'expérience ne désigne pas simplement ce qui nous arrive. Elle peut aussi renvoyer à ce que nous entreprenons, à ce que nous provoquons pour découvrir un aspect de la nature et de la réalité. Cette dimension active de l'expérience fonde la notion d'expérimentation, qu'on entende par là une expérimentation scientifique ou non. En son sens scientifique, l'expérimentation, dit Canguilhem dans L'Expérimentation en biologie animale, est une « expérience formalisée » (p. 23), à opposer à « l'expérience pragmatique » (p. 22) du vivant humain qui est plus informelle. Cette formalisation de l'expérience implique l'établissement d'un protocole reproductible, le contrôle des différents paramètres en jeu dans l'expérience, le recours à ce milieu hautement artificiel qu'est le laboratoire.
Dans tous ses sens, l'expérience implique ainsi un rapport à la réalité, heureux ou non, unique ou répété, radical ou ordinaire, volontaire ou non, contrôlé ou non, rapport qui nous révèle, ou du moins l'espère-t-on, une facette de la réalité. Car il faut rajouter une dernière dualité de l'expérience, qui ne sépare pas des expériences différentes entre elles, mais qui passe au sein de chaque expérience. En effet, n'oublions pas que si toute expérience a un objet, toute expérience a également un sujet, et que l'expérience est souvent autant expérience de soi (pôle subjectif de l'expérience) que d'un autre que soi (pôle objectif de l'expérience).