L’œuvre de Bernard B. Dadié Monsieur Thôgô-Gnini est une pièce théâtrale qui met sur scène deux femmes et seize hommes. L’œuvre comporte cent quinze pages divisées en six tableaux. Il est édité par les éditions Présence africaine en 1970.
NB : De la personnalité et de la psychologie du personnage principal (Thogo-Gnini)
Monsieur Thôgô-Gnini, c’est le héros de l’œuvre. C’est un homme orgueilleux et qui aime faire le malin d’où son nom Thôgô-Gnini. Au moment où commence la pièce, Thôgô-Gnini est un « gentil », proche des valeurs négro-africaines : « Thôgô-Gnini », porte-canne du roi, est en tenue nationale et auxiliaire des blancs. Dans la société africaine où personne n’a le droit de s’adresser directement au souverain, ou à une autorité quelconque, on se sert toujours d’un intermédiaire ; c’est souvent le rôle dévolu au porte-canne. C’est dans cette perspective que Monsieur Thôgô-Gnini sert d’interprète au roi, à l’arrivée du Blanc. Mais depuis l’arrivée de ce dernier, il abandonne sa fonction de porte-canne du roi pour devenir l’auxiliaire du Blanc.
Plus loin (à La Palmeraie), après avoir découvert l'Argent, son espace psychique se métamorphose : « Au fond de la salle Monsieur Thôgô-Gnini observe le spectacle, il est habillé en occidental, gros ventre, panama, culotte, badine, gros cigare ». Dans le même mouvement, son comportement devient celui du colon. Thôgô-Gnini devient Autre que lui-même, un assimilé, et se « déshabille » des valeurs qui le rattachaient encore à la société négro-africaine pour s'affubler de valeurs mi-animales, mi occidentales :
(Un être habillé de peau de lion, de panthère, de léopard, d’hyène, moitié blanc, moitié noir, paré de plumes de paon, de corbeau, d'aigle, revolver à la ceinture, et à la main, un fusil en bandoulière, botté).
Plus loin dans la pièce théâtrale, on voit Monsieur Thôgô-Gnini dans tous ses aspects, aussi bien sur le plan économique, moral, qu’intellectuel. À travers ce tableau, l’auteur nous montre un Monsieur Thôgô-Gnini comme un homme qui a réussi. Monsieur Thôgô-Gnini lui-même fait son autoportrait en ces termes :
« - Sans moi que deviendrait surtout le pays ? C’est pour moi que viennent tous les bateaux du monde. Les traitants ne connaissent que Moi. Mais être riche dans un pays pauvre pose des tas de problèmes. Ma fortune, je l’ai acquise honnêtement, très honnêtement. »
Thôgô-Gnini est le seul personnage présent dans tous les tableaux. Il ne se contente donc pas d'avoir « le monopole du riz et du tabac, le monopole de l'huile et de la banane, le monopole du gingembre, de l'ivoire et du coprah », il a également celui de l'espace. Un seul héros, une seule histoire, un seul espace, un seul temps. Une certaine unicité qui contraste avec son évolution psychologique.
Sur le plan moral et psychologique, Monsieur Thôgô-Gnini est le prototype même du comprador : celui qui sert les intérêts étrangers et entretient les relations économiques avec l’impérialisme. D’ailleurs son accoutrement rappel fort cette servitude.
Monsieur Thôgô-Gnini est à n’en pas douter un mégalomane qui pense qu’il ne peut pas être honoré tant qu’il n’a pas de liens avec Paris ou Londres. C’est pourquoi il voudrait faire dire des messes en Europe à l’intention de son père mort en Afrique.
La position de Monsieur Thôgô-Gnini est dialectique : l’évolution du personnage se définit par son opposition aux intérêts de la masse. Mieux, Monsieur Thôgô-Gnini est le symbole du pouvoir déshumanisé, du pouvoir personnel, se situant au-dessus de toutes les valeurs humaines, de toute conception démocratique. C’est aussi, l’archétype du roi fantoche au service de l’impérialisme. C’est enfin, l’image de l’échec du pouvoir dû à la corruption, à la gabegie, etc. C’est pourquoi d’ailleurs Thôgô-Gnini représente la classe dominante opposée à la classe dominée dont le prototype est N’Zékou.
Par ailleurs, à y voir de près, Monsieur Thôgô-Gnini n’est-il pas un personnage à la recherche de l’identité perdue ?
« Qui me connaît ? Je suis Blanc, je suis Noir. Je suis lion, panthère, hyène, corbeau, aigle. Je suis tout, je suis rien, je suis l'avenir. (...) Les autres, c'est moi, et c'est moi les autres. La cité c'est moi, et moi c'est la cité. Je suis le présent. »
Ces états successifs et contradictoires apparaissent chez Thôgô-Gnini comme la tentative de retrouver l'identité perdue. En effet, son nom même est une métaphore de cette identité perdue ; « thôgô » en langue malinké signifie « nom », et « gnini », toujours en malinké, signifie « chercher ».
Ainsi « Thôgô-Gnini » est-il Celui-qui-cherche-un-nom ou son nom. Le nom en Afrique ayant des référents ethniques, religieux et historiques, il est aisé de penser que dans ce contexte, il signifie Prestige, Notoriété et surtout Identité. Enfin l'expression « Thôgô-gnini » « absorbée » par certaines langues ivoiriennes signifie Délateur, quelqu'un qui s'intéresse au Nom d'autrui uniquement pour en ternir le prestige par la délation ; c'est une sorte de cannibalisme du Nom où l'on renforce son propre prestige en « mangeant » le Nom des autres par la délation.
Thôgô-Gnini, suivant les circonstances, peut passer de Celui-qui-a-perdu-son-nom au Chercheur-de-notoriété ou au Délateur. À ce titre, il se définit d’abord par son identité perdue, par le manque. Thôgô-Gnini refuse son nom, son identité négro-africaine pour se forger un autre nom : Monsieur ! Au moment où commence la pièce, le personnage est déjà « Thôgô-Gnini », mais c'est à travers le Rêve que la perte du nom est consommée et que Thôgô-Gnini devient Monsieur Thôgô-Gnini. Pour lui ce n'est pas un titre, c'est un nom qui représente le prestige, la notoriété et surtout la civilisation. Aussi exige-t-il des autres qu'ils en tiennent compte !
Ce Nom, il ne le doit à personne, il se l'est fait tout seul ! À la force du poignet ! Un nom qui a l'infini mérite de lui donner la grisante sensation d'être au-dessus des siens dans la mesure où il le rapproche du Blanc. Malheureusement, les siens lui refusent ce regard admiratif et déifiant qu'il se croit en toute bonne conscience en droit d'attendre d'eux. Le Nom dès lors devient aliénant puisqu'il n'est reconnu par personne d'autre que lui ; pour les autres, il demeure Celui-qui-a-perdu-son-nom.
C’est pour cela surtout, que, nié par le regard Noir, il va se tourner vers le Blanc qui nécessairement lui renverra la prestigieuse image qu'il a de lui-même.