Joseph Conrad, dans Au cœur des ténèbres, écrit : « Je n’aime pas le travail – personne ne l’aime – mais j’aime ce qu’il y a dans le travail – l’occasion de se découvrir soi-même. » Dans quelle mesure ce propos éclaire-t-il la lecture de vos œuvres ?

Analyse du sujet 

Le propos de Conrad repose sur un paradoxe, auquel il faut être attentif. Il opère une dissociation entre le travail et ce qu’il y a dans le travail, de façon à opposer un point de vue général (personne n’aime le travail) et une approche plus singulière, plus personnelle, qui voit dans le travail « l’occasion de se découvrir soi-même ». Cette dissociation ne va pas de soi : si l’on aime ce qu’il y a dans le travail, pourquoi n’aime-t-on pas le travail lui-même ? Après avoir interrogé l’affirmation générale (et péremptoire ?) d’un désamour du travail, nous réfléchirons plus précisément à l’idée que le travail est une occasion de se découvrir soi-même. Est-ce vraiment le cas ? Dans quelle mesure ? Au fond, si personne n’aime le travail malgré son intérêt, n’est-ce pas à cause d’une organisation du travail qui transforme une activité essentielle de la vie humaine en une expérience de l’humiliation ?

I) Est-il vrai que personne n’aime le travail ?

Conrad part d’un point de vue particulier (« Je n’aime pas le travail »), puis le généralise (« personne ne l’aime »). Cette généralisation n’est-elle pas abusive ?

  • a) Il est vrai que de nombreuses personnes non seulement n’aiment pas leur travail, mais plus généralement n’aiment pas le travail. Comment une activité pénible, contrainte par le besoin, pourrait-elle être un objet d’amour ? Simone Weil formule clairement l’argument dans Condition première d’un travail non servile : le travail « est gouverné par la nécessité, non par la finalité. On l’exécute à cause d’un besoin, non en vue d’un bien. » Le bien est objet d’amour, mais pas la nécessité. Que ce soit dans le secteur primaire, secondaire ou tertiaire, le goût du travail est loin d’aller de soi. En effet, si Virgile met son talent poétique au service de la promotion du retour à la terre, n’est-ce pas parce que les hommes ont tendance à délaisser la culture des champs que « le Père des dieux lui-même a voulu rendre difficile » (I, 122) ? Le travail dans le tertiaire ne semble pas plus prisé. Pensons à Jiji, qui avoue à Alex, que « faire en général j’aime pas trop », ou à Ferdinand Dehaze, qui semble accorder plus d’importance à ses loisirs qu’à ses affaires, privilégiant l’otium au negotium.
  • b) On objectera peut-être que nos œuvres témoignent aussi du goût du travail, qui peut être un objet de passion, un bien. Pensons, par exemple, à Monsieur Onde qui compare son travail intellectuel à celui d’une taupe creusant ses galeries sans presque jamais faire surface. Un tel travail peut sembler ingrat, mais Passemar le juge passionnant (« c’est pourtant passionnant je m’excuse »). L’énergie de Benoît, le dévouement de Lubin pour son entreprise ne montrent-ils pas aussi que le travail peut être aimé ? Ici, c’est sans doute Virgile qui, dans un vers célèbre, dit l’essentiel : « Ô trop fortunés, s’ils connaissaient leur bien, les cultivateurs ! » Le travail peut être un objet d’amour, mais la plupart du temps on l’ignore, on sous-estime la valeur de ce bien qu’est le travail. Telle pourrait bien être la clef du paradoxe interne au propos de Conrad. Personne n’aime le travail car tout le monde le déprécie.
  • c) Toutefois, la situation n’est pas aussi simple car le travail ne saurait être réduit à un type d’activité, parfois plaisante, parfois déplaisante. Le travail renvoie aussi à une organisation sociale et à des rapports sociaux. Virgile le sait bien, qui conseille de faire l’éloge des vastes domaines, mais d’en cultiver un petit de façon à ne pas accroître les dépendances et les servitudes qui pèsent sur le propriétaire. Bien sûr, la réflexion de Simone Weil est sur ce point décisive : par-delà la dureté des tâches, les aspects moraux du travail sont déterminants. L’expérience de la subordination est la plus dure. Dans La Vie et la grève des ouvrières métallos, S. Weil décrit l’humiliation d’ouvrières qui doivent attendre sous la pluie l’ouverture de la porte de l’usine : « Aucune maison étrangère n’est si étrangère que cette usine où on dépense quotidiennement ses forces pendant huit heures. » Le travail renvoie alors à une dépossession de soi, une forme d’aliénation, qui se devine aussi peut-être dans le dévouement d’un Lubin, qui se tuerait pour la maison, comme dit Olivier. Cet enthousiasme est-il spontané ou le fruit d’un conditionnement ? Olivier vient de dire à Dutôt que son « boulot est d’insuffler l’enthousiasme à [ses] hommes. » Voilà qui suggère que le goût du travail n’a rien de naturel.

 
Ainsi, si le travail n’est pas aimé, ce n’est pas uniquement à cause de sa pénibilité, mais aussi et surtout en raison des rapports sociaux qu’il implique. Après tout, les hommes peuvent aimer la difficulté (physique, sportive, intellectuelle, artistique), mais y en a-t-il beaucoup qui apprécient la dépendance, la subordination ? En distinguant la forme sociale des rapports de travail et le contenu du travail, on comprend ainsi que les hommes puissent ne pas aimer le travail tout en prenant intérêt au contenu de l’activité. Conrad affirme ainsi que le travail, à ses yeux, est l’occasion de se découvrir soi-même. Est-ce bien le cas ?

II) L’intérêt intrinsèque du travail est-il de fournir l’occasion de se découvrir soi-même ?

  • a) On peut se demander si, pour certains, le travail n’est pas davantage un moyen d’oublier leur condition qu’une occasion de se découvrir. Oscar Wilde disait en ce sens que « le travail acharné n’est que le refuge des gens qui n’ont rien d’autre à faire ». On peut penser à l’évolution d’Alex rescapé des camps de concentration, musicien de jazz, entrepreneur artistique, puis employé au service merchandising. Homme traumatisé, désœuvré, il tombe petit à petit dans le travail. Il décrit d’ailleurs son entrée progressive dans le monde du travail comme une chute : « Mon père est mort en tombant en arrière dans une fosse à merde poussée par un SS maintenant moi j’entre dedans je m’avance je tombe en avant ». En occupant l’attention, le travail permet de ne plus penser à soi, de s’oublier. Simone Weil a fait de la difficulté qu’il y a à maintenir une activité intellectuelle libre dans le travail le cœur de sa pensée. Il est clair, à ses yeux, et aux nôtres, que tout emploi n’est pas propice à la découverte de soi : « D’une manière générale, la tentation la plus difficile à repousser, dans une pareille vie, c’est celle de renoncer tout à fait à penser : on sent si bien que c’est l’unique moyen de ne plus souffrir. »
  • b) Mais il est vrai que le travail peut nous révéler à nous-mêmes au sens où il nous permet de prendre directement conscience de nos capacités, de nos limites, de nos illusions aussi. Certes, le Père des dieux a rendu le travail difficile, mais « son but était, en exerçant le besoin, de créer peu à peu les différents arts ». L’homme ainsi ne s’engourdit pas « dans une triste indolence » mais prend progressivement conscience de ses capacités. Dans un autre contexte, Benoît justifie ainsi sa décision de faire de Passemar un « assistant chef de produit » : « je suis tenté de procéder sur votre personne à un dépoussiérage ». Ici aussi, le travail est perçu comme une activité qui remédie aux effets délétères de l’habitude. Même Simone Weil, aussi critique soit-elle, reconnaît la vertu intellectuelle de l’expérience concrète du travail dans une lettre à Albertine Thévenon : « Cette expérience, qui correspond par bien des côtés à ce que j’attendais, en diffère quand même par un abîme : c’est la réalité, non plus l’imagination. » Le travail est ainsi l’occasion de mettre à l’épreuve son imaginaire et de le confronter à la réalité. Et de valoriser cette expérience dans une lettre à Simone Gibert : « Ça n’empêche pas que – tout en souffrant de tout cela – je suis plus heureuse que je puis dire d’être là où je suis. […] J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde d’abstractions et de me trouver parmi les hommes réels ».
  • c) On peut aller plus loin dans une logique hégelienne. Si le travail est l’occasion d’une connaissance de soi, c’est d’une part grâce à l’expérience immédiate qu’il nous permet de faire du réel, mais aussi par le retour réflexif que nos œuvres nous permettent de faire sur nous-mêmes. En nous extériorisant dans des objets, nous mettons une part de nous-mêmes hors de nous-mêmes. Nos productions sont alors le reflet de notre être. Ainsi, Virgile reconnaît le génie humain en contemplant la diversité des cépages : « [I]l est impossible d’énumérer toutes les espèces de vins et les noms qu’ils portent ; et cette énumération d’ailleurs importe peu. » (II, 103) De la même façon, l’échec commercial de bleu-blanc-rouge, et le succès de Mousse et Bruyère ne révèlent-ils pas mieux que de nombreuses analyses l’intuition qu’ont les concepteurs de produits des désirs profonds des individus ? Enfin, n’est-ce pas là le sens profond de la condition première d’un travail non servile selon S. Weil : pouvoir contempler son travail, s’y reconnaître, en tirer de la fierté.


III) Le travail peut donc être une occasion de découverte de soi, mais aussi un moyen d’oubli ou une cause de dépossession de soi. Sans doute faut-il que les hommes apprécient leur travail pour s’apprécier eux-mêmes à leur juste valeur. Comment faire pour que les hommes apprécient davantage le travail qu’ils n’aiment pas ?

  • a) On peut tout d’abord penser que cela passe par une modification de l’organisation du travail, des conditions salariales, du mode de management. « Vous avez ouvert la fenêtre on respire », dit Passemar à Benoît. Les ouvriers aussi peuvent aimer leur travail, à certaines conditions toutefois que Simone Weil précise dans Condition première d’un travail non servile. La première est la limitation maximale de la subordination à des individus : « L’arbitraire humain contraint l’âme, sans qu’elle puisse s’en défendre, à craindre ou à espérer. Il faut donc qu’il soit exclu du travail autant qu’il est possible. L’autorité ne doit être présente que là où il est tout à fait impossible qu’elle soit absente. Ainsi, la petite propriété paysanne vaut mieux que la grande. […] De même la fabrication de pièces usinées dans un petit atelier d’artisan vaut mieux que celle qui se fait sous les ordres du contremaître. » La seconde est la préservation de la capacité d’attention des travailleurs : « Le pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit, qui est sans pardon, s’il n’était probablement accompli par des inconscients, c’est l’attentat contre l’attention des travailleurs. […] La basse espèce d’attention exigée par le travail taylorisé n’est compatible avec aucune autre, parce qu’elle vide l’âme de tout ce qui n’est pas le souci de la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer. »
  • b) Mais parfois, un changement de regard suffit. La démarche de Virgile est en ce sens exemplaire. Il s’agit de révéler poétiquement aux cultivateurs la beauté de leur propre condition. De la même façon, S. Weil, lorsqu’elle soutient que « le peuple a besoin de poésie comme de pain », insiste sur l’importance du regard que le travailleur jette sur son propre travail. Le théâtre total de Vinaver joue aussi de cette ambiguité : le travail y apparaît comme un âge de médiocrité, mais aussi comme une nouvelle forme de la mythique guerre des dieux.


In fine
, n’est-ce pas le travail des artistes et des philosophes qui font du travail l’occasion de se découvrir soi-même ? Le propos de Conrad n’est-il pas avant tout celui d’un écrivain ? Un agriculteur romain, un ouvrier, Lubin ne parleraient sans doute pas ainsi du travail !